Faire autrement !

Cela semble désormais une nécessité pour répondre aux multiples défis que nous rencontrons, qu’ils soient économiques, écologiques, politiques, sociaux, environnementaux et bien sûr humains. Il faut pour cela changer de regard et de perspective et pas simplement s’adapter.  C’est un nouveau « design » de nos manières de faire et d’être, de nos manières d’envisager nos modèles d’organisation, de management, de business model. « Designer », c’est inventer la forme et le fond d’un objet, de manière innovante, au regard de ce qui jusqu’alors était normalisé.

Notre objet aujourd’hui, c’est l’entreprise dans sa structure organisationnelle, sa manière de faire, sa raison d’être, ses finalités et c’est aussi le dirigeant. Designer autrement, rien de cela n’est possible sans reconnaître de nouveaux appuis et de nouveaux fondements. La vulnérabilité est l’un de ceux-là.  A la fois une opportunité et un levier.

C’est la conviction défendue lors de la table ronde qui réclame de regarder autrement la notion de performance. Performance qui passe par la reconnaissance de nos vulnérabilités, les siennes en tant qu’homme ou femme, les siennes dans l’exercice de sa fonction dans l’entreprise, celles des autres, celles de l’entreprise et de nos écosystèmes.  

Car ce qui nous tient tous, c’est l’expérience de la vulnérabilité. Il est préférable de parler des vulnérabilités.  Les vulnérabilités sont en fait un « gisement inexploré et une ressource » comme le dit Tanguy Chatel, qu’il faut assumer de regarder pour en faire quelque chose et les convertir. Gardons à l’esprit que nos vulnérabilités sont un « vécu  expérientiel » et que cette expérience est toujours riche d’enseignements et d’améliorations.

Etymologiquement, vulnérable vient de vulnus, qui veut dire la blessure. Nous sommes tous en risque d’être blessés, tous blessables et donc tous vulnérables. C’est une donnée anthropologique de l’existence. Être vulnérable ne veut pas dire être fragile (fraglis) (qui peut être brisé) ou faible (flebilis) (qui est brisé). La vulnérabilité, c’est savoir tirer les leçons de ses expériences passées de fragilité pour orienter autrement ses choix de vie en ayant encore une vraie réserve d’énergie devant soi

« Les vulnérabilités sont en fait un « gisement inexploré et une ressource » – Tanguy Châtel

Que ce soit à partir de la question du climat, de celle du management, nous fonctionnons sur fond d’un découplage des dépendances et des interdépendances. Il y a un enjeu central à reconnaître que le normal de la vie dans un écosystème environnemental, politique, social, sociétal, humain, c’est de réussir à reconnecter, à recréer de la « résonance » entre les différentes parties prenantes, humaines ou non-humaines et à « dé-paralléliser » les mondes.

Reconnecter nos liens d’interdépendance conduit à « raisonner » différemment et à élargir son spectre de compréhension de ce qui se passe et ce qui convient.  Sans connexion, nous avons la « vue » et la « raison » basses.

Nombreux sont les auteurs qui aident à penser le changement, Olivier Hamant, Bruno Latour, Baptiste Morizot, et beaucoup d’autres qui, chacun à leur manière, s’inspirent de la nature en soulignant l’importance de l’interdépendance, de la solidarité, du singulier, du territoire, de la lenteur, du sous-optimal pour permettre une performance qui « tient compte de ». Ni les humains que nous sommes, ni l’entreprise, ni quoique ce soit n’existent comme indépendants et extérieurs à l’environnement. Nous n’avons pas un environnement, nous sommes « environnés » et cela oblige de composer avec. Nous nous « appartenons » réciproquement et cette interdépendance est « l’opportunité et le levier « d’une performance.

Les « blessures « potentielles » qui proviennent du climat, de la dureté des relations au travail, des échecs divers de la vie conduisent à des opportunités de collaborations nouvelles au niveau du territoire, d’une équipe, d’une organisation pour faire face collectivement, en dépassant le réflexe de vouloir « agir sur » alors qu’il s’agit « d’agir avec ».

Dire ses vulnérabilités n’est pas défaillir mais ouvrir un possible pour libérer l’énergie au bon niveau. Car un collectif a vocation d’être un collectif vivant, seul capable de générer la vitalité et la fécondité pour dépasser les impasses. Cette vitalité commune qui ne fait pas de la vulnérabilité une fosse mais une force reconnecte aussi collectivement à une forme de joie et d’engagement, nous sortant du piège de l’affaissement ou de la déprime.

La culture du vivant conduit à une approche plus organique et moins mécanique où chacun est vu et reconnu comme un « sol » comme le propose Antoine Denoix. Un « sol » ne produit que s’il est précautionneusement cultivé, travaillé, aménagé, produisant en retour un effet sur ceux qui s’en nourrissent.  C’est une dynamique gagnant-gagnant qui passe par le goût d’apprendre. A l’écoute de nos vulnérabilités, nous découvrons que nous avons à apprendre, toujours, tout le temps. Il y a un côté magique et un avantage compétitif, à se mettre en position d’organisation apprenante. Apprendre de l’autre à l’écoute de ce que nous ne comprenons pas, ne voyons pas, ne pouvons pas sans les autres a la vertu du régénératif.  Comme un mouvement de la vie qui est un puissant levier de développement pour durer.

« La culture du vivant conduit à une approche plus organique et moins mécanique où chacun est vu et reconnu comme un « sol » – Antoine Denoix 

Il y a de l’énergie durable à partir de la vulnérabilité car elle oblige à s’ouvrir au devenir et ne pas se refermer sur l’acquis, le passé… Elle oblige aussi à un « management différent» et un « diriger autrement » pour piloter les entreprises et les équipes qui passent par une vision différente de son rôle et de son comportement. 

Nous avons une obsession du « quoi faire », alors qu’il s’agit peut-être de s’interroger sur le « comment faire » comme le souligne Stéphanie Scouppe.  Le « comment » s’intéresse aux conditions qui permettent la réalisation et qui obligent à une posture d’apprentissage de l’autre pour être en phase avec les forces, les freins, les potentiels, les obstacles. 

La logique du « faire » génère un management souvent brutal, descendant, centré sur le résultat, la logique du « comment » oblige à devenir écoutant, apprenant, ancré et réaliste. A l’image de l’art du kintsugi qui consiste à réparer les vases cassés en les revêtant d’une laque dorée pour rendre la zone de brisure apparente et belle, le management ne peut pas « mettre la poussière sous le tapis » mais il doit relever et révéler les besoins de chacun et tous comme autant de défi à une certaine beauté du geste managérial.

« Nous avons une obsession du « quoi faire », alors qu’il s’agit peut-être de s’interroger sur le « comment faire  » – Stéphanie Scouppe  

Il y a un art de faire, une esthétique du geste managérial. Le management est une affaire de style. La beauté du geste est aussi la beauté des hommes et des femmes qui prennent soin de la vie qui sourde au quotidien et qu’il faut « regarder ce qu’il y de beau » comme le chantait Jacques Brel. Ce plaisir puissant des relations lutte contre l’assèchement de la vie que les systèmes parfois génèrent, l’assèchement des dirigeants et des managers qui les conduisent aussi. En remettant au cœur de la raison et des cœurs le vivant, la performance devient un chemin.

La performance au sens de faire bien est requise, ce qui l’est moins est le culte de la performance lorsqu’elle est appréhendée de manière sur-optimale. Olivier Hamant rappelle que le vivant performant est en permanence en mode sous optimal de façon à garder une forme de réserve d’énergie. Il faut arrêter d’optimiser sans cesse parce que le vivant n’optimise pas.  On ne peut pas sans cesse « cramer du dirigeant » ou du collaborateur.

A l’image de la transition écologique, l’énergie des humains est une énergie renouvelable et durable si comme le souligne Tanguy Chatel nous réussissons une transition d’un modèle RH statique basé sur des savoirs académiques à un modèle dynamique basé sur les compétences expérientielles (soft et hard skills) fondamentalement issus de l’expérience de la vulnérabilité. 

L’inclusion de la question des vulnérabilités dans les collectifs de travail est un levier, ce qui veut dire qu’il faut que les managers et les dirigeants soient à l’aise avec leurs vulnérabilités et qu’ils soient capables d’en témoigner. C’est une dynamique qu’il faut construire faite d’humilité, de confiance, de levée des peurs, de vérité de soi, de respect, de foi dans la parole et dans l’autre.

« Il y a un art de faire, une esthétique du geste managérial. Le management est une affaire de style » – Marc Grassin  

Tanguy Châtel rappelle que de nombreuses études permettent d’avoir des données factuelles et objectivées qui montrent que la vulnérabilité est un facteur d’engagement de cohésion et de fiabilité pour un collectif. Pour cela, il y a à développer des logiques d’accompagnement et de vivre-ensemble.

La pair-aidance pour Tanguy Châtel, le compagnonnage pour Antoine Denoix, la « politique du petit pas » et de la « mesure d’impact » pour Stéphanie Scouppe, sont des voies qui remettent l’humain au cœur de la pratique. Loin d’être une déclaration de plus, l’approche par la vulnérabilité ramène chacun à soi et à l’autre. Le nouveau design se joue peut-être là, dans ce lien vivant de solidarité et de soutien qui transforme la vulnérabilité en une richesse. 

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Cet article est la synthèse des échanges qui se sont tenus lors de la table ronde du Cercle des Dirigeants Esprit Critique (CDEC) « La vulnérabilité, opportunité et levier d’un nouveau design – Faire autrement » du 20 juin 2024 à l’Institut Catholique de Paris, autour des intervenants suivants : 

Image de couverture : Image by ededchechine on Freepik

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