« L’âge est une donnée biologique, socialement manipulée et manipulable » affirmait Pierre Bourdieu dans l’article « La jeunesse n’est qu’un mot », publié en 1978 dans la revue “Les Temps Modernes”. L’âge comme critère unique d’appréciation du construit social et de son organisation manque de profondeur et met en danger la vie sociale.
Depuis plus d’un siècle, l’espérance de vie augmente au rythme d’environ trois ans par décennie. Cela signifie qu’en moyenne, chaque génération vit six à neuf ans de plus que la génération précédente. L’entreprise est l’un des lieux où les générations se croisent. Non seulement elles se côtoient mais elles travaillent ensemble. Et cela change tout.
Car travailler « avec », travailler « ensemble » consiste à mutualiser les savoirs, les compétences, les expériences, à partager, négocier, composer. Il y a, au cœur de la différence d’âge dans le travail, l’expérience de la reconnaissance des spécificités de chacun. Les plus jeunes découvrent l’expérience et le savoir-faire accumulés des plus anciens, les bonnes pratiques du métier, ils découvrent aussi parfois leur lassitude, leur fragilité liées à leurs parcours de vie professionnels ou personnels. Les plus anciens découvrent des plus jeunes l’agilité, les compétences nouvelles, les visions et les ambitions propres à leur époque et aspirations . Il y a dans l’intergénérationnel au travail tous ces liens d’apprentissage réciproque et de transmission qui permettent l’évolution, la créativité et l’innovation. L’intergénérationnel est une force pour l’entreprise parce qu’elle est une force pour chacun dans la rencontre et le partage de ce que nous avons ensemble à construire.
Dire cela est une évidence et pourtant les entreprises et plus largement la société vivent une ambiguïté. Au-delà des discours, la génération la plus ancienne est souvent en difficulté en fin de carrière. La séniorité, noble appellation en ce qu’elle porte le poids de l’expérience et de la sagesse, prend une tournure péjorative surtout lorsque l’âge de celle-ci est avancé.
Si nous devenons dans le monde du travail des seniors à 40 ou 45 ans, alors que sommes-nous à 50-55 ans ? Hypersenior ? Ce qui laisse ouverte la porte à une disqualification a priori par l’âge et une exclusion du monde du travail : en 2023, seuls 58,4 % des 55-64 ans étaient en emploi en France selon la DARES, en dessous de la moyenne de l’Union européenne qui s’élève à 63,9 %. Et le chiffre tombe à 38,9 % pour la tranche 60-64 ans, . Cette dérive est paradoxale et dissonante puisque l’âge de la retraite ne cesse de reculer en France et dans la plupart des pays dans le monde. Nombre des seniors au travail vivent douloureusement leur fin de carrière.
Faut-il encore parler de génération et d’intergénérationnel aujourd’hui ?
L’approche générationnelle laisse entendre que les classes d’âge ont vécu des périodes historiques ou des manières de vivre qui les caractérisent suffisamment pour marquer des différences d’approches significatives. Si des différences marquent bien nos existences en les imprégnant, il y a les enfants du numérique (“digital natives”), ceux qui ont connu la chute du mur et bien d’ autres, la liste peut être longue, elles sont nivelées par la vitesse d’accélération des changements qui obligent à l’adaptation permanente. Le sociologue Zygmunt Bauman affirmait que nous avons à peine le temps d’acquérir ce qui convient que c’est déjà dépassé.
Tout le monde est désormais un peu sur le même pied d’égalité. Les jeunes comme les seniors. Chacun se trouve confronté à devoir se nourrir de ce qui change, d’apprendre de la diversité des idées, des gestes, des compétences, des désirs. Nous ne sommes plus dans un schéma strictement descendant où les plus jeunes apprendraient des plus anciens et se plieraient à l’ordre institué qu’ils représenteraient, mais dans un schéma dynamique et vivant d’une participation réciproque, d’une véritable complémentarité nécessaire. Si des bonnes pratiques existent déjà, comme les dispositifs de mentorat et mentorat inversé, des bases de connaissances multigénérationnelles, les seniors restent malgré tout sous-représentés dans les dispositifs de formation : seulement 24 % des 55-65 ans ont participé à une formation professionnelle en 2023, contre 41 % des 45-54 ans et 46 % des 35-44 ans, selon l’OCDE. Cette lacune aggrave leur exclusion et réduit leur employabilité.
Nous faisons l’hypothèse que nous devons progressivement sortir d’une approche générationnelle qui segmente le cadre social et rigidifie les relations. C’est un défi bien sûr à l’image de celui que mènent certains pour l’inclusion du handicap en milieu ordinaire. Non pas pour nier les différences et les spécificités des uns et des autres mais pour reconnaître la richesse de la transmission réciproque. Ce partage d’expérience, de savoir et d’être, qu’on appelle la transmission, noblesse de notre humanité, pour monter en compétence, est réciproque et efface les clivages.
A l’heure d’une société plurigénérationnelle inédite (4 à 5 générations sont amenées à collaborer dans une même entreprise), les organisations ne peuvent plus considérer les générations comme des silos hermétiques, mais comme des réalités mouvantes et interactives. Dépasser la notion de générationnel signifie alors créer des espaces d’interaction et de complémentarité, où la richesse de la diversité des âges devient une ressource stratégique au service de la performance collective et de l’adaptabilité.
Marc Grassin, directeur et co-fondateur de l’Institut Vaugirard Humanités et Management et Myriam Gorlier, fondatrice de « Horizons Porteurs », l’exploration internationale qui révèle le potentiel intergénérationnel au travail.
Sources er ressources :
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Implausibility of radical life extension in humans in the twenty-first century: https://www.nature.com/articles/s43587-024-00702-3
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« The 100-Year Life: Living and Working in an Age of Longevity » by Lynda Gratton , Andrew Scott
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DARES : La direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques
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Vieillissement et emploi – OCDE : https://www.oecd.org/fr/topics/sub-issues/ageing-and-employment.html