La décision, acte de maturation
Quels fondamentaux culturels inspirent la décision ?
E.Lincot : Décider est subordonnée à l’intelligence des situations. Au sens anglais du mot « intelligence » qui intègre les données psychologiques d’un partenaire/adversaire, étudie les failles, les opportunités qui permettront de répondre aux attentes d’un marché.
Ces préalables font l’objet d’une « enquête », « historiae » dans la tradition greco-latine traduit en français par « histoire ». Au reste, le père de l’histoire européenne, Hérodote, était à sa manière un enquêteur, un arpenteur. Tout stratège est historien. Il enquête sur ses contemporains, sur ses aînés, sur ses voisins. Il apprend à les connaître. Il en maîtrise les langues, les us, les coutumes. Quitte à les épouser pour mieux les maîtriser. Il établit des configurations, ces cartographies mentales qui aideront à la décision.
La décision est donc un acte de maturation. Elle nécessite un investissement important dans la compréhension de l’autre. Elle demande du temps. Car il en faut pour assimiler la culture et les intentions de l’autre. Comme il faut du temps pour apprendre à se désengager « à temps » de situations difficiles, inextricables. Livrer bataille ou entreprendre, c’est tout un. L’échec, la trahison sont des épreuves incontournables dans cette aventure qui conduit à prendre de la distance en toutes choses.
Un bon décideur en Chine n’est que très rarement loué pour sa perspicacité, ses succès. Profil bas et modestie sont mères de toutes les vertus. Il a fait ce qu’il devait faire comme chef d’entreprise, dira-t-on. Ses succès sont aussi ceux de son groupe, de ses ingénieurs, de ses ouvriers qu’il aura su mener à la victoire et protéger. S’il déchoit, il sera remplacé. Il aura perdu la confiance de ses employés, de ses administrés.
La culture chinoise vous inculque le sens de la diplomatie. Elle vous conduit à concilier fermeté, dans le choix des décisions comme de la négociation, et humilité.
Être décideur, c’est être d’abord et avant tout un joueur !
Comment l’accélération du temps impactent elles les décisions ?
E.Lincot : Le temps est processif. Comme le concevait nos paysans. Et non, atomisé comme dans nos sociétés actuelles où vies privées et publiques sont séparées l’une de l’autre, au point où nos rapports sont chaque année davantage judiciarisés d’après des critères soit idéologiques soit moraux. Les États-Unis sont à l’avant-garde de ces pratiques rétrogrades. Elles hystérisent nos relations. Ainsi, appeler votre secrétaire ou votre employé à son domicile, passé 20 h, pour des raisons professionnelles peut vous conduire devant les tribunaux pour atteinte à la vie privée.
Le temps en Chine est, en revanche, collectif et synonyme d’une vie avec ses joies et ses contraintes qui, loin de se limiter à la vôtre seule englobe non seulement celle de tous ceux qui vous ont précédés mais encore celle des générations à venir. D’où l’importance de la mémoire. Et le respect sacro-saint des anciens comme des plus jeunes. Le culte de l’écrit dans la transmission des acquis, de tout ce qui a été en termes d’expériences instructif ou pouvant l’être, de leçons de vie, y participe pour beaucoup. Tel dirigeant, à l’inauguration d’une usine ou d’un bâtiment officiel, privilégiera le geste calligraphique à la pose symbolique d’une pierre de fondation. Transmettre la mémoire d’un texte, la graphie d’un geste sont extrêmement importants en Chine. C’est la chose écrite qui transcende les générations et les unit entre elles bien davantage que le culte rendu en Europe à l’ancienneté de ses monuments. Bref, le temps n’est pas assigné aux fins dernières, à ce que Hegel appelait la conscience malheureuse, cette fin tragique de se savoir fini.
En d’autres mots, donner un sens à sa vie, UN sens, est évidemment absurde. Plus qu’une insulte à l’intelligence, c’est une indécence. Le temps est en Chine bien davantage que cela. Dans son acception la plus profonde, il est en réalité synonyme de jeu. Qu’est-ce que le jeu ? Une redistribution permanente des affects. Et vous n’en êtes qu’un passeur.
Dans ce contexte, on comprendra que la seule règle qui vaille est celle consistant à redéfinir en permanence les règles de son jeu et d’en rester le maître. Une attitude qui dicte toutes les affaires. Qu’elles soient personnelles ou celles entreprises par l’État. Être décideur c’est être donc d’abord et avant tout un joueur ! Son savoir n’est qu’expérience – des plus grands succès comme des plus grandes défaites et endurance.