De l’épaisseur du temps dans le travail
Le temps de la montre, simple indicateur d’une durée, est progressivement apparu comme l’indicateur chiffré d’une mesure. Dans le monde professionnel, le temps est une data, une donnée dont il s’agit de faire l’économie pour ne pas être en retard sur bien des domaines.
Afin de ne pas perdre de temps, nous séquençons et chronométrons minutieusement nos activités, afin de démultiplier notre ratio temps- productivité, notre performance en un minimum de durée écoulée.
Notre ratio de productivité dans le temps s’allie désormais avec la vitesse de traitement et de calcul des machines.
Alors que l’organisation traditionnelle du travail, avait ses temps et ses lieux d’activité bien définis, la nouvelle digitalisation impose de nouveaux rythmes qui ont pris de cours les compétences et les vies de chacun.
Obligé d’être plus rapide dans l’interface – la communication et l’assimilation d’informations en « temps réel » – le temps de travail traditionnel a perdu sa fonction de repère dans l’organisation professionnelle. Avec la globalisation de la concurrence, et la synchronisation des fuseaux horaires, le temps et la durée sont des données absolues dont il s’agit tenir de compte pour fixer des objectifs, qui rejoindront le lot des produits jetables ou obsolescents.
Mais ce rapport à un temps séquencé au présent et rentabilisé à l’extrême, semble impacter aussi notre perception du temps lui-même. Chaque séquence remplie de tâches multiples, se succède à toute vitesse, au point où le temps, les journées « s’accélèrent », se compressent et s’alimentent de la seule sphère du présent.
Grisés par la rapidité d’exécution que nous permettent les nouvelles technologies, nous ne supportons plus l’attente, l’écoulement pur d’une durée nous mène à l’ennui ou à l’impatience. Dans la certitude d’un monde qui va plus vite, nous évacuons toute référence au passé, et confions les relations et les pronostics aux algorithmes.
Evacuant les durées pour rentabiliser les instants, nous nous sommes libérés du temps dans son inscription passé-présent-futur, lourd de questions, de mémoire et d’incertitude.
Pour éviter les pertes, l’activité au présent sans durée, semble représenter désormais notre seule dimension temporelle.
Mais dans l’oscillation entre les temps de travail, de repos, de famille et de socialisation, la porosité des sphères brouille notre comportement. Toujours dans l’économie de la durée, c’est l’épaisseur même du temps que nous perdons, dans son expérience, sa mémoire, sa signification.
« Je n’ai pas le temps » signifie que la matière temps, cette durée-ressource permettant le recul et l’expérience pour penser et agir, expérimenter et mémoriser, à force d’être économisé, a été perdue dans le « multitasking » permanent, dans les « time-line » des fils d’actualité et des applications diverses.
Nul doute qu’à force de vouloir gagner du temps, on le perd.
Marie-Anne Torneberg